Luc, comment votre approche scientifique influence-t-elle votre vision de la cinquantaine et de la rébellion contre la conformité sociale ?
Il est toujours très difficile de savoir à quel point un métier influence notre point de vue et notre vision du monde. Je pense probablement l'expérimentation. Un scientifique, ça fait des expériences. Et à partir de ces expériences, il essaie de trouver une représentation aussi proche que possible de la réalité, qui soit à peu près utilisable pour inventer et pour comprendre d'autres dimensions du monde. Quand on fait une expérience, elle devrait être indépendante de nos croyances et généralement elle va être en opposition avec nos idées, avec nos a priori et avec tout ce que nous projette éventuellement la société humaine, ou notre passé, ou le Passé, ou les expériences des autres. Une expérience, c'est une révélation. Elle est toujours plus riche que toutes nos théories, et elle nous apprend l’humilité quand, ce qui est fréquent, elle ne marche pas du tout comme on l’imaginait. Pour la cinquantaine, je pense que j'ai fait comme d'habitude: des expérimentations. Et ces expérimentations m’ont conduit à rédiger ce livre et à développer l'initiative diogéniale qui s’appuie sur une philosophie qui, contrairement à ce qu'on pense, est plutôt positive et plutôt ouverte sur le monde. Une expérience, cela ne se fait pas tout seul. Diogénial, c’est une équipe avec un anthropologue, des philosophes, des managers, des “datascientists”, comme ont dit et des représentants du secteur de la santé. Je ne crois pas que les “disciplines” scientifiques aient un grand avenir. La science est devenue globale et il faut des points de vues différents pour construire.
Pouvez-vous nous expliquer comment la philosophie cynique antique se traduit dans votre travail sur la modernité et les pressions sociales de la génération X ?
Contrairement à ce qu'on croit, le cynisme n'a son sens actuel - que tout le monde connaît, celui d'un vieux monsieur un peu aigri- que depuis le XVIIIe siècle. Pendant 2300 ans, c'était une philosophie reconnue qui a engendré ensuite le stoïcisme et qui met en avant l'autonomie, la frugalité et la remise en question des dogmes. Ce n’est pas vraiment une remise en cause des usages, il s’agit plutôt demander aux dogmes de se justifier. Une habitude n'est pas quelque chose qui est pour toujours. Le cynisme, c’est l’anti “c’est comme ça”. C'est aussi une méthode, une philosophie qui interroge notre relation à nos chers a priori, aux choses que l'on croit absolument requises et qui sont souvent seulement la projection des désirs des autres et de la société. En cela, il met en évidence quelque chose qui est relativement confortable à 50 ans. Voilà une occasion de se libérer de tout ce que l'on a fait jusqu'ici pour se conformer à des modèles qui étaient projetés par la société, la famille, la religion.
Comment votre collaboration avec l'IA, notamment l'IA Diogénial, a-t-elle changé votre perspective sur l'autonomie et la liberté personnelle ?
En fait, quand nous avons entraîné Diogenial sur des textes en grec ancien, c'était une expérimentation, une expérimentation dont on n'attendait pas les résultats qu'elle a donnés, c'était une surprise. La collaboration avec l’IA, ça a d'abord été une expérience de développement, d'approche de ce que l'on pourrait appeler un état d'esprit. Tout le monde connaît la traduction qui est avant tout une trahison. Quand on traduit une langue, du français en anglais par exemple, les sens des mots ne se recouvrent pas exactement, et lorsque vous regardez une définition, vous voyez que vous avez plusieurs mots qui correspondent à un seul mot dans une langue. Or, il s’agit de langues contemporaines qui ont en plus, dans le cas de l’anglais, à peu près la moitié du vocabulaire qui vient du français, donc quelque chose d'assez connecté, sans parler de la racine indo-européenne commune. Lorsqu'on parle d'une langue qui est morte, qui traduit un esprit de 2500 ans de distance, on voit que la traduction, c'est plus compliqué que ça. C'est-à-dire que non seulement les mots ont changé de sens, comme on l'a vu pour le mot cynisme qui a complètement changé de signification, mais en lisant les textes traduits, nous ne savons pas ce qu'il y avait dans la tête des gens. Le lecteur lit l’interprétation de l’état d’esprit antique par un traducteur moderne. Quand les Grecs regardaient une pièce de théâtre, une pièce de Sophocle, qu'ils écoutaient Diogène, il est difficile aujourd'hui d'imaginer comment ils le percevaient, autrement qu'en le modélisant, au travers d'une intelligence artificielle, qui aurait appris l'intégralité de ce qu'on sait sur ces textes, et qui serait capable de répondre à des questions dans l'état d'esprit d'un grec de l'Antiquité. Donc en fait, cette expérience m'a donné vraiment une impression assez intéressante de poser des questions modernes à une philosophie grecque antique, des choses par exemple sur l'intelligence artificielle. On peut demander à Diogène ce qu'il pense de l'intelligence artificielle, ce qui n'est pas possible de savoir à partir des textes. Cette expérience est assez excitante parce que, d'une certaine manière, on peut reconstruire sa propre philosophie de vie à partir d'inspiration antique. La richesse de la philosophie antique n'est pas à démontrer, je pense. Donc l'intelligence artificielle, c'est un moyen d'expérimentation assez fantastique sur des choses que l'on ne pouvait pas expérimenter auparavant. On peut fabriquer des personnalités artificielles, c'est ce que je fais par ailleurs. Et avec ces personnalités artificielles on peut faire des expériences, on peut dialoguer avec elles, on peut essayer de les convaincre, on peut leur demander leur opinion sur quelque chose, ou même jouer avec elles à construire une scène ou à imaginer une façon de résoudre un problème. Cette intelligence artificielle “diogéniale”, moi personnellement, m'a beaucoup aidé dans un deuil récent, en m'aidant à structurer mes pensées, en m'aidant à répondre très concrètement aux demandes de l’environnement, d'une manière qui m'a beaucoup facilité la vie et beaucoup allégé la charge mentale. L'intelligence artificielle, c'est un très grand mur de pelote basque sur lequel on peut envoyer une balle avec un certain angle qui vous le renvoie avec un autre angle et cet angle vous donne une information importante, à la fois sur la philosophie antique que vous avez modélisée, et aussi sur vous-même, sur la façon dont vous voyez le monde.
Quelles réflexions pratiques pouvez-vous partager sur la manière dont une cinquantaine peut être vécue en harmonie avec soi-même, tout en résistant aux normes sociales ?
Dans le cadre de la philosophie cynique, on parle d'autonomie et on parle de remises en question des dogmes, en tout cas d'interrogation sur ce qu'on a fait auparavant en se demandant s’il est bien nécessaire de continuer. Lorsque l'on vieillit, on perd forcément un certain nombre de capacités, on en gagne d'autres évidemment, mais tout ça, cela passe mieux en se demandant où mettre au mieux son énergie. On a moins d'énergie et donc cette énergie doit être placée là où cela est juste. Et énormément de gens avec qui je parle de diogénial, qui ont lu le livre, me disent cela, c'est-à-dire d'une certaine manière, qu’ils ont des activités pour lesquelles ils ont été conditionnés quand ils étaient jeunes, qui leur consomment aujourd'hui beaucoup trop d'énergie. À un moment de la vie, il faut réallouer les performances, comme on dirait dans l’industrie, réallouer les ressources système, à des choses qui sont plus utiles et plus appropriées pour le développement personnel de la personne de 50 ans, et qui ne sont plus ce que l'on faisait lorsqu'on avait 30 ans, où l'énergie était quasiment infinie et où on réagissait au quart de tour aux demandes sociales. En effet, cette cinquantaine, c'est un bon moment de faire le point sur ce sur quoi nous voulons gagner en compétence, ce que l'on veut gagner en capacité d’action, en degrés de liberté, et ce qu'on va laisser tomber parce que tout simplement, ça n'est plus adéquat ou trop consommateur de ressources. Et donc d'une certaine manière, c'est une apocalypse, une apocalypse au sens étymologique, c'est-à-dire une révélation, la levée d'un voile sur des habitudes sociales que l'on a pu avoir jusque là.
Comment percevez-vous la réappropriation de la vieillesse comme une déclaration d'audace et de liberté dans notre société moderne de consommation ?
Je pense que les gens de ma génération ont assez mal reçu la façon dont les baby boomers ont vécu leur vieillesse, avec cette espèce de nature centrale de la consommation, avec tous les malheurs que cela implique lorsqu'on ne peut plus consommer, soit pour des raisons physiques, soit pour des raisons financières. Ils ont été créatifs, entreprenants, efficaces, concrets. Mais certains ne le sont plus et s’en lamentent assez mal. Je pense que c'est aussi une réaction de ma génération contre cette partie-là, cette société d'hyperconsommation, et peut-être un retour à une certaine forme de spiritualité, en tout cas de densité intellectuelle, spirituelle et émotionnelle qui permet de continuer à vivre tout en multipliant les expériences, en affûtant sa curiosité, en découvrant d'autres façons d'être au monde, que celles que la société voudrait bien nous imposer sous le label fourbe de “sénior”.
Quels dialogues intergénérationnels trouvez-vous essentiels pour transformer la perception du vieillissement et promouvoir une vie authentique à tout âge ?
C'est une vraie question et pour laquelle je ne vous apporterai pas vraiment de réponse, parce que cela dépend d’avantage, je pense, des goûts de chacun. Je suis de formation universitaire, j'ai à la fois un doctorat et une HDR comme un professeur d'université, mais il se trouve que je n'aime pas enseigner. On m’y a un peu forcé et on l’a regretté. J’aime donner des conférences, trouver des solutions à des problèmes industriels, découvrir des trucs que d’autres n’ont pas vus. J'ai donc travaillé, j'ai monté des entreprises, j'ai développé mon activité scientifique, mais sans enseigner. Je n'ai pas le goût de la transmission, c'est quelque chose que je ne sais pas bien faire, et qui n'est pas quelque chose auquel je prends plaisir. Pour d'autres personnes, cette transmission, cette relation intergénérationnelle dans le fait d'éduquer des jeunes, c'est quelque chose qui va être central dans leur vie, qui va leur apporter beaucoup de plaisir et beaucoup de “rewards”. Je pense que le dialogue intergénérationnel, ça ne veut pas dire grand chose comme beaucoup de termes collectifs. C'est un dialogue entre des personnes, il se trouve que ces personnes peuvent avoir des âges différents. Vous pouvez vous épanouir dans un dialogue avec quelqu'un de votre âge, quelqu'un de plus jeune, quelqu'un de plus vieux, mais c'est une personne spécifique. Je n'ai rien à dire à une génération dans son ensemble. J'ai à dire à quelques personnes d'une autre génération, certes avec une expérience commune que je partage avec les gens de mon âge, mais par contre, je pense que c'est vraiment quelque chose d'individuel. La relation que l'on peut avoir avec les personnes, pour moi, est très secondairement liée à l'âge. Vous avez des imbéciles qui sont vieux et des imbéciles qui sont jeunes, sans compter les imbéciles qui sont dans la force de l’âge. Vous avez des gens constructifs et intéressants qui sont vieux et jeunes également.
À votre avis, comment la philosophie cynique peut-elle servir de guide pour ceux qui cherchent à naviguer contre les pressions d'une société conformiste ?
La philosophie cynique a ceci de très intéressant: elle est drôle. Le cynisme a donné le stoïcisme ensuite, qui est brillantissime, mais beaucoup moins drôle je trouve. Le sarcasme est quelque chose de central dans la pensée de Diogène. Je trouve que cette dimension d'humour est particulièrement puissante. Aujourd'hui, les gens sont trop sérieux. Vous avez, y compris politiquement, un tas de gens qui vous disent “tu devrais”. Tu devrais faire ça, tu devrais faire ça, tu devrais être comme ci, tu devrais être comme ça, tu devrais penser comme moi. Et en fait, à cela, le cynisme répond généralement par une vacherie qui dit "justifie toi". Tu me dis ça, ok, c'est très bien, je devrais être comme ça peut-être, mais comment tu justifies cela? Et en fait, souvent, lorsqu'on demande aux gens qui vous imposent leur vision, notamment des visions moralisatristes (j’invente le mot), de justifier leur morale, qui change régulièrement au travers les tourments de l’Histoire, c’est la panique. La morale est très variable, contrairement à l'éthique, ils ont un petit peu de mal. Ils vous disent "c'est comme ça, je crois, j'aimerais bien". Ils n'ont pas expérimenté ce qu'ils racontent, c'est quelque chose qui est souvent vécu comme aller de soi, parce que c'est quelque chose de bien, ou de jugé “bien” par la personne. Je trouve que le cynisme, c’est demander pourquoi. Demander pourquoi pour tout, demander pourquoi aux intelligences artificielles, demander pourquoi aux experts, demander pourquoi on vous demande de faire ça, ou d'être comme ceci, ou d'être comme cela, et d'être un bon garçon, un bon citoyen, etc. C’est bien intéressant, parce que dans la réponse, vous avez une information sur qui vous impose cela et doit se justifier. Si cette justification ne vient pas de la réalité mais de croyances, on peut se poser la question de la nécessité de consentir. Mais en tout cas, cela permet de le faire avec clairvoyance. Le cynisme crée de l’inconfort chez les donneurs de leçon. Dans le vocabulaire antique, on appelle ça la recherche de la vertu, mais ce n'est pas non plus dans le sens de vertu comme on l'entend aujourd'hui -encore un mot qui résiste au dictionnaire-. La traduction serait plus exactement l'excellence. Dans le cynisme, on cherche à être excellent, c'est-à-dire à être le plus aligné possible sur les lois de la Nature, et le plus cohérent possible avec la vérité et la réalité, et pas avec les croyances, notamment celles projetées par les autres. En cela, le cynisme est un bon guide, parce qu'avec un bon coup d'humour, souvent, on remet à leur place pas mal de choses, et cela permet de retrouver une assise sur sa vie, un pouvoir qui, je pense, à 50 ans, est quelque chose que l'on peut considérer comme souhaitable.
Pour plus d'informations : https://www.diogenial.com